Expériences vécues du deuil par suicide au sein des familles : une étude qualitative
Introduction :
La survenue d’un suicide affecte plusieurs membres au sein de la famille de la personne décédée à des niveaux collectifs et individuels. Alors que le psychologue Edwin Shneidman estime que le nombre de personnes affectées par le décès d’un proche par suicide est de 6, Berman affirme qu’entre 5 et 15 membres de la famille en sont affectés. Selon une méta-analyse récente, la prévalence au cours de la vie de l’exposition à un suicide dans la famille est estimée à 3.8% dans la population générale. De plus, près d’une personne sur 25 sera exposée au suicide dans sa famille. Le deuil par suicide est connu pour être associé à diverses conséquences négatives, incluant des retentissements sur la santé mentale et la santé physique. Les conséquences psychosociales comprennent le retrait social et du travail dû à la stigmatisation et à l’impact émotionnel du processus du deuil par suicide. Le soutien social apparaît comme un fort prédicteur de la croissance post traumatique chez les personnes qui ont été endeuillées par suicide, soulignant ainsi la nécessité de promouvoir les liens sociaux parmi cette population à risque. Les liens familiaux peuvent constituer un facteur crucial pour déterminer les conséquences du deuil via les aspects émotionnels et de communication du processus du deuil au sein de la famille. Cependant, la littérature concernant l’impact du suicide dans la famille demeure peu abondante. Or, la compréhension de l’impact du deuil par suicide dans les familles est cruciale, car les liens familiaux constituent le premier support social pour de nombreuses personnes endeuillées par suicide. Le manque de soutien familial pourrait avoir des impacts significatifs et critiques sur les membres de la famille, particulièrement au regard des conséquences psychologiques et psychiatriques négatives. En outre, évaluer comment les processus communicationnels et relationnels dans la famille façonnent le deuil individuel, pourrait offrir d’importants indices pour prévenir les conséquences négatives et favoriser la croissance post traumatique des membres de la famille. Dans un même temps, les processus individuels et les conséquences négatives chez les membres de la famille pourraient également façonner les interactions dans la famille en augmentant le fardeau familial. Les résultats de cette étude sur cette problématique pourraient donc fournir des informations sur comment soutenir les familles et leurs membres à faire face aux processus individuels et familiaux du deuil par suicide.
Les objectifs de l’étude sont :
- D’évaluer l’impact du suicide sur différents types de membres de la famille.
- D’évaluer les interactions entre les processus de deuil individuel et familial.
- D’obtenir des informations précises sur les interactions familiales qui se produisent à la suite d’un suicide.
Méthode :
Nous avons opté pour une étude qualitative en réalisant des entretiens semi-directifs avec les membres des familles qui sont endeuillés par suicide.
Recrutement des participants
Les participants ont été recrutés entre septembre 2020 et janvier 2021 de trois manières différentes : par l’intermédiaire des réseaux sociaux, par le biais d’associations dédiées aux personnes endeuillées par suicide et via le Centre de Prévention du Suicide du Vinatier. Les critères d’inclusions étaient d’être endeuillé par suicide depuis plus d’un an, d’avoir perdu un membre de la famille nucléaire (enfant, frère ou sœur, parent, époux ou épouses, partenaire) et de parler couramment le français. Les personnes de moins de 18 ans, les personnes endeuillées par une cause autre que le suicide et les personnes endeuillées de moins d’un an étaient exclues du recrutement.
Recueil de données
Les entretiens semi-directifs ont été menés au Centre de Prévention du Suicide en raison de la Covid-19. Ils ont été réalisés par téléphone ou par visioconférence. Les données sociodémographiques suivantes ont été récoltées : l’âge, le genre, la relation avec la personne décédée et la durée du deuil. De plus, les données de la personne décédée par suicide ont été récoltées (le genre, l’âge et le moyen de suicide). La structure familiale a été aussi recensée (famille nucléaire, famille séparée, belle-famille). Les entretiens semi-directifs ont duré entre 60 et 90 minutes. Chaque entretien débutait avec la question suivante « Comment votre famille a-t-elle vécu le deuil par suicide ? » et était suivi de relances ou de reformulations quand la discussion s’éloignait du sujet de recherche. Les participants ont été interrogés concernant leurs vécus individuels de l’impact de la mort par suicide de leurs proches sur leurs familles, y compris leurs perceptions du deuil de leur part et de celle de leur famille et la façon dont l’impact du deuil par suicide sur leur famille a évolué au cours du temps. Le contenu des entretiens a été enregistrés et anonymisé.
Analyse des données
Une analyse thématique a été conduite au travers de cinq phases chronologiques :
- Lecture
- Codage descriptif
- Codage conceptuel
- Identification des thèmes
- Production d’une structure thématique cohérente
Pour améliorer la fiabilité, deux analyses de données ont été menées : une analyse manuelle et une analyse informatisée.
Biais
Afin d’atténuer les biais liés à la recherche qualitative, deux mesures principales ont été utilisées qui sont la triangulation et la saturation. La triangulation correspond à l’utilisation de multiples méthodes ou de sources de données pour développer une compréhension complète du phénomène. La saturation est un moyen méthodologique pour s’assurer de la fiabilité et de la représentativité des données collectées via une approche qualitative. Elle consiste à collecter des données jusqu’à ce que les nouvelles données n’apportent plus de nouvelles informations.
Approbation éthique
L’étude a reçu une approbation éthique du Comité d’Ethique de l’Université Lyon 1 Claude Bernard en juillet 2020.
Résultats
Participants
Un total de 16 membres de familles, endeuillés par suicide a participé à l’étude. Les participants ont été recrutés via les réseaux sociaux (37.5%), les associations (31.25%) et le Centre de Prévention du Suicide (31.25%). La plupart des participants étaient des femmes (75%) et elles avaient été endeuillées par le décès d’un enfant (50%), d’un être cher (18.75%) ou d’un frère ou d’une sœur (18.75%). La moyenne d’âge des participants était de 56.4 ans et la durée moyenne du deuil par suicide était de 10.5 ans. La plupart des personnes décédées étaient des hommes qui sont morts par pendaison ou par l’utilisation d’armes à feu.
Table 1 : Caractéristiques des participants et de leurs proches qui sont décédés par suicide
Thèmes
Un total de 6 thèmes a émergé de l’analyse :
- Trauma familial
- Adversité externe
- Deuil individuel et interactions familiales
- Processus communicationnel et relationnel dans la famille
- Aide perçue et soutien dans la famille
- Evolution dans le temps
Thème 1 : Trauma familial
L’impact du suicide sur les membres de la famille est décrit comme un évènement brutal et violent. Les premiers jours et semaines suivant le suicide, les familles évoquent un état de choc et de paralysie. De même, l’équilibre familial est décrit comme perturbé par le vide laissé par le proche décédé.
Thème 2 : Adversité externe
Plusieurs éléments externes ont été rapportés par les membres de la famille parmi lesquels on retrouve l’enquête policière, la gestion logistique à la suite du décès, les difficultés matérielles et la stigmatisation sociale.
Thème 3 : Deuil individuel et interactions familiales
Les participants ont rapporté des écarts entre les réactions individuelles et les stratégies d’adaptation des membres de la famille. Ces écarts s’inscrivent dans différents dimensions : les réponses émotionnelles, les symptômes de deuils, les explications de la cause du suicide et les stratégies d’adaptation. Dans certaines familles, ces écarts étaient respectés tandis que dans d’autres, ils pouvaient conduire à des conflits. Des climats de honte et de crainte ont été également rapportés par les participants.
Thème 4 : Processus communicationnel et relationnel dans la famille
Parler de la mort par suicide de leurs proches est évoqué comme un important défi dans certaines familles pouvant potentiellement conduire à un tabou ou à un silence durant de longues périodes. Les secrets de famille peuvent être une conséquence du tabou ou de la crainte d’expliquer les causes du décès. Apporter et recevoir du soutien de la part de la famille peut devenir difficile car certains membres de la famille ne se sentent pas à l’aise à l’idée d’exprimer leurs sentiments. Certains participants évoquent des changements significatifs dans les interactions entre les membres de la famille. Elles peuvent être négatives (conflit, éloignement familial) et positives (soutien familial, réunification de la famille).
Par ailleurs, les parents qui ont perdu un enfant par suicide doutent de leurs capacités de prendre soin de leurs enfants. Ce doute peut conduire également à un processus de deuil silencieux chez les enfants qui ne veulent pas inquiéter leurs parents. « Le deuil silencieux de la fratrie » a été rapporté par plusieurs frères et sœurs endeuillées par suicide.
Thème 5 : Aide perçue et soutien dans la famille
Les participants évoquent que la famille peut constituer une stratégie efficace d’adaptation, par exemple en partageant des informations sur le suicide et le deuil par suicide, en partageant des croyances spirituelles ou des projets communs.
Au contraire, la famille ne peut pas être perçue comme une source de soutien lorsque des conflits et des éloignements se produisent suite au décès. Les soutiens sociaux externes tels que les amis, les professionnels, les pairs sont identifiés comme une source efficace d’aide en particulier durant les premières périodes du processus de deuil.
Néanmoins, une grande majorité de participants ont perçu un manque de soutiens pour leurs famille après le décès par suicide. Le manque de connaissances à propos des ressources existantes de la part du médecin traitant a été particulièrement souligné.
Thème 6 : Evolution dans le temps
Les participants relatent une amélioration générale des membres de leur famille à travers le temps. La croissance post traumatique a permis aux familles de restaurer l’équilibre familial (amélioration de la communication ou restauration des interactions parents-enfants). Ainsi, pour certaines familles, malgré les effets négatives, le suicide a été rapporté comme une expérience qui a permis de développer des liens familiaux profonds et forts et d’améliorer les soins mutuels parmi les membres de la famille.
Discussion
Interprétation des résultats
D’après nos résultats, le deuil par suicide peut avoir un effet significatif et spécifique sur les familles. Un climat de culpabilité, de tabou, de stigmatisation peut, par exemple, être considéré comme des impacts du deuil par suicide sur les membres de la famille. Dans une étude transversale sur les personnes qui ont été endeuillées par suicide, 30% des participants ont rapporté un climat de reproches ou de conflits au sein de leurs familles. De plus, dans plusieurs études, les personnes qui ont été endeuillées par suicide ont rapporté plus de conflits et de reproches que ceux qui ont été endeuillés par d’autres causes. Le sentiment de stigmatisation est aussi reconnu comme très fréquent chez les personnes qui ont été endeuillées par suicide et peut affecter négativement leurs santé psychosociale et mentale. Nos résultats montrent que le sentiment de honte, de jugement et de stigmatisation peuvent aussi avoir un impact sur la famille dans son ensemble. Ainsi, les interventions familiales ciblant des aspects spécifiques du deuil par suicide pourraient être implémentées et évaluées. Tandis qu’aucune étude n’a précédemment évalué l’impact des interventions de deuils familiales sur les personnes et leurs familles qui sont endeuillées par suicide, le programme de deuil familial s’est révélé efficace pour diminuer les problèmes de santé mentale et psychosociale des parents endeuillés par leurs conjoints et des adolescents endeuillés par leurs parents. Le programme de deuil familial est un programme collectif de 12 sessions qui est destiné aux enfants et aux adolescents ayant perdu un parent et leurs aidants. Ce programme se concentre sur les compétences émotionnelles et de communication.
De manière intéressante, les interactions entre les réactions individuelles et familiales à la mort et les processus de deuil sont particulièrement mises en avant par les participants de cette étude. Un manque de soutien dans la famille ou des interactions délétères parmi les membres de la famille peuvent affecter négativement les personnes qui ont été endeuillées par suicide. Des divergences dans les stratégies émotionnelles et de communication sont particulièrement rapportées par les participants. En revanche, la famille peut constituer une source positive et forte de soutiens qui peut permettre aux personnes de faire face aux processus de deuil. Ainsi, les cliniciens devraient évaluer attentivement les interactions familiales afin d’évaluer et de soutenir efficacement leurs patients endeuillés par suicide. De plus, la façon dont les interactions familiales façonnent les réactions individuelles durant le processus de deuil devrait être plus clairement comprise et plus largement étudiée dans les futures recherches, y compris à travers l’utilisation d’enquêtes et de cohortes comprenant des échantillons plus importants de personnes.
Le manque de soutiens perçus rapporté par la majorité des participants suggère des considérations critiques concernant le soutien apporté aux familles qui sont endeuillées par suicide. Le rôle supposé des premiers répondants (policiers, pompiers etc.), des médecins traitants et des pairs doit être mentionné comme considérables, car ces individus peuvent fournir un premier accès à l’aide et au soutien pour les familles et membres de la famille. Nos résultats soulignent à la fois les aspects négatifs des interactions externes vécues par les membres de la famille à la suite du suicide d’un proche. En particulier, l’enquête de police peut impacter négativement les personnes endeuillées et leurs familles et devrait être ciblé pour améliorer le soutien apporté aux familles à la suite du décès d’un proche.
Les ressources en ligne peuvent également fournir et améliorer le soutien pour les familles aussi bien durant les premières phases que durant les phases tardives du deuil. Le besoin d’un accès précoce aux ressources et aux références pour les familles a aussi été rapporté dans des études récentes et constitue une question cruciale pour les interventions futures ciblant la postvention.
Nos recherches offrent de nouveaux horizons sur comment les familles vivent le deuil par suicide et pourraient avoir des implications critiques pour la pratique quotidienne et les futures recherches. En effet, les cliniciens doivent évaluer avec soin les processus familiaux qui se produisent au sein de la famille lorsqu’ils conseillent les personnes endeuillées par suicide afin d’évaluer les facteurs positifs et négatifs qui façonnent leur expérience personnelle du deuil. Par ailleurs, comme les interactions familiales peuvent être significativement altérées dans les heures et les jours après le décès par suicide de leurs proches, l’implémentation d’interventions précoces pour les familles endeuillées pourrait prévenir l’apparition de processus relationnels et interactionnels délétères au sein des familles et de conséquences psychiatriques négatives parmi les membres de la famille. Notamment, la facilitation et le renforcement du soutien fourni au sein des familles peut être utile pour les membres de la famille.
En ce qui concerne l’agenda de la recherche, les études quantitatives, à travers de larges enquêtes et de cohortes, sont nécessaires pour collecter plus de résultats fiables et significatifs dans des échantillons issus de multiples contextes culturels et socio-économiques. Notamment, nos résultats exploratoires indiquent la nécessité de confirmer ou d’infirmer leurs pertinences dans des échantillons plus larges et de mieux évaluer la prévalence des processus rapportés parmi les familles.
L’association entre les processus familiaux et les conséquences psychiatriques, parmi lesquels le trouble du deuil prolongé, les conduites suicidaires, le trouble du stress post traumatique ou le trouble de dépression majeur devraient être évalués. En outre, l’évaluation des processus spécifiques tel que le deuil silencieux de la fratrie ou les conflits entre les partenaires endeuillés et leur belle-famille, dans des études spécifiques serait bénéfique. Enfin, les études comparant l’impact au sein des familles dans diverses situations de deuils (suicide, mort violente ou homicide) devraient également être réalisées.
Forces et limites
Notre étude a plusieurs forces :
- Les biais ont été limités grâce à l’utilisation de la triangulation et de la saturation.
- Les résultats de cette étude s’avèrent intéressants pour les cliniciens ou bénévoles qui travaillent avec les personnes endeuillées par suicide. Ils permettent une compréhension des interactions entre les processus familiaux et individuels dans le contexte du deuil par suicide.
Cependant plusieurs limites sont identifiées. La méthodologie qualitative de l’étude ne permet d’établir aucune inférence causale définitive. De plus, l’impact du deuil par suicide au sein des familles n’a été évalué que dans des petits échantillons de participants. De même, nous avons inclus des personnes au lieu de famille entière dans notre étude. Cela s’explique par la volonté d’éviter d’autres sources de biais. Un autre point concerne le fait que la plupart des participants étaient des femmes ce qui limite la généralisation des résultats. Néanmoins, le ratio de genre observé dans notre étude concorde avec ceux observés dans d’autres études et peut s’expliquer par le fait que les femmes ont une meilleure habilité à exprimer leurs sentiments dans la recherche et la prévalence plus élevée des décès par suicide chez les hommes.
Conclusion
Nous avons rapporté que le deuil par suicide impacte significativement les interactions familiales internes via des processus de communications et émotionnels complexes. Nous avons également trouvé que les stratégies d’adaptation familiales peuvent façonner les réactions individuelles à la mort de la part de chaque membre de la famille. Des conflits familiaux, des tabous ou de la cohésion peuvent survenir à la suite d’un tel décès. Des études quantitatives et qualitatives additionnelles sont nécessaires pour améliorer notre compréhension de la manière dont le deuil d’un suicide affecte les interactions familiales et les membres de la famille.
Bibliographie :
Creuzé, C., Lestienne, L., Vieux, M., Chalancon, B., Poulet, E., & Leaune, E. (2022). Lived Experiences of Suicide Bereavement within Families : A Qualitative Study. International Journal of Environmental Research and Public Health, 19(20), 13070. https://doi.org/10.3390/ijerph192013070