Histoire du suicide en Europe
Histoire du mot « suicide »
À Rome, la notion de suicide recouvre une multitude d’aspects. Les auteurs latins utilisent les métaphores de la fuite, du départ précipité ou, au contraire, de la sortie tranquille et de la simple marche vers la mort. Certaines expressions sont des euphémismes « pour respecter le défunt chez qui on reconnaît souvent un acte de courage. » Il y a seulement différentes façons d’interrompre soi-même sa vie. La langue latine comprend 250 formules [1] pour nommer le suicide : par exemple « consciscere sibi mortem » (décider, causer, effectuer sa mort) ou « se ipsum interficere » (s’anéantir, se massacrer soi-même) [2] mais aucun verbe ne signifie l’action elle-même. L’occurrence « suicaedere » n’existe pas à Rome [3].
C’est en 1181, sous la plume de Gauthier de Saint-Victor que la mort volontaire apparaît sous la forme « suicida / suicidis »[4] dont l’étymologie est tirée du latin sui (« de soi »), génitif du pronom personnel réfléchi se (« se, soi ») et du suffixe « -cide », du verbe latin caedere (tomber, abattre). En 1653, le prélat espagnol Juan Caramuel Lobkowitz, reprend la formule dans Theologia moralis fundamentalis, en marge de la « QUAESTIO De suicidio », figure la définition de Suicide : « … qui se tue lui-même » [5]. En 1752, dans le Supplément du Dictionnaire Universel de Trévoux, on trouve enfin la version francisée de sucidum « Suicide (…) meurtre de soi-même » [6].
Histoire du suicide depuis la Rome Antique
A Rome, l’utilisation systématique de périphrases est l’expression d’une relation au geste suicidaire propre à la société romaine. « La valeur que les Romains accordaient à l’existence en tant que telle ne pouvait guère s’opposer au suicide par l’argument du respect de la vie… La vie humaine n’avait pas chez eux tout le prix que notre morale s’efforce de lui donner… Le respect de la vie pour la vie ne faisait pas partie de l’arsenal des valeurs antiques »[7] . A l’exception de la pendaison, la mors voluntaria n’est jamais condamnée même pour des individus ayant eu des conduites critiquables.
Chez les premiers Pères chrétiens, les martyres, admettent le suicide quand il sauve l’honneur de la vertu. Au Vème siècle Saint Augustin fixe définitivement, dans ses Confessions, la pensée de l’Église Catholique en cette matière. L’homicide de soi-même est condamné : « S’il n’est pas permis, en effet, de tuer un homme, même criminel, de son autorité privée, parce qu’aucune loi n’y autorise, il s’ensuit que celui qui se tue est homicide » [8].
Au Moyen-Age, la Justice, fidèle au Dogme de l’Eglise considère le suicide comme une « tentation diabolique ». L’acte étant condamné religieusement, le corps de la personne ayant mis fin à ses jours, est jugé post-mortem et très sévèrement puni par la Justice. Ainsi « En 1257 : un Parisien se jette dans la Seine, retiré de l’eau à temps, il communie avant de mourir. Sa famille réclame le corps, puisqu’il est mort en état de grâce, mais puisqu’il y a eu suicide et qu’il était sain d’esprit – il a en effet donné des signes de repentance –, la justice condamne le corps à être supplicié. »[9] Le plus souvent, il est traîné par des chevaux à travers la ville avant d’être brûlé tête en bas.
Au XVIIIème siècle, la morale traditionnelle, défendue par l’Église catholique et l’État absolutiste fait face à celle rationnelle et critique, des Lumières qui s’appuient sur des valeurs humaines. Certaines approches médicales tendent à déculpabiliser le suicide. Dans ce contexte « La répression judiciaire des personnes s’ayant ôté la vie s’atténue [10]». En 1791, le code pénal met fin à treize siècles de criminalisation [11] du suicide. Avec l’apparition de la médecine légale, une nouvelle approche du suicide se fait jour.
Au XIXème siècle la question du suicide oppose la loi civile et la doctrine catholique. Le seul argument recevable pour accepter un suicide est le symptôme d’une aliénation mentale individuelle[12]. Les médecins sont désormais requis pour déterminer les causes des morts suspectes et doivent expliquer les raisons du passage à l’acte. C’est vers le mobile que se tourneront les regards et cet intérêt pour le mobile de l’acte verra le suicide migrer progressivement dans le champ de l’aliénisme [13].
En 1815, le docteur Py [14] écrit « On a regardé jusqu’ici, et on regarde encore le suicide comme un trait de lâcheté inouïe, qu’il fallait punir de toute la sévérité des lois : et moi, considérant cet acte, en apparence volontaire, comme le résultat d’une maladie dont j’espère prouver l’existence, j’implore les douceurs d’une nouvelle législation ». Mais la médecine ne parle pas d’une seule voix. Le Docteur Lisle estime que l’absence de lois répressives et le relâchement des mœurs, préparés par la philosophie des Lumières, sont à l’origine de la croissance du suicide [15].
Au début du XXème siècle, la sociologie et la psychanalyse vont proposer des modèles explicatifs afin de savoir si le suicide est un phénomène social ou l’expression d’une aliénation mentale individuelle [16]. En 1897, Emile Durkheim fait paraître « Le suicide ». Dans cet ouvrage, le père de la sociologie rejette l’hypothèse du suicide comme acte intime lié à des problématiques individuelles.
Il défend une thèse selon laquelle c’est une force collective, une réalité extérieure et supérieure à l’individu (par exemple, la société ou la famille) qui pousse au suicide. Il distingue quatre types de suicide.
- Le suicide égoïste où l’individu n’est pas socialement intégré et manque d’attache (ex : le célibataire)
- Le suicide altruiste où l’individu s’identifie totalement aux valeurs d’abnégation de la communauté (ex : suicide par devoir du militaire)
- Le suicide anomique lié à amoindrissement du pouvoir de régulation de la société sur l’individu. En période de crise, la société ne parvient plus à maintenir la conduite des individus (suicide par manque de cadre).
- Le suicide fataliste : Un excès de réglementation mure les sujets. Les passions sont violemment comprimées par une discipline oppressive qui les poussent au suicide
20ème siècle : en chemin vers la complexité
En 1917, Freud élabore dans « Deuil et Mélancolie » un modèle explicatif qui exclue toute donnée extra‑individuelle. Les notions clefs expliquant le suicide mélancolique sont propres à l’individu et à son histoire. Il définit le suicide comme l’homicide d’un autre à travers soi : « aucun névrosé ne nourrit d’intentions suicidaires qui ne soient pas des retournements contre lui-même d’impulsions meurtrières envers autrui ». S’étant totalement identifiée à l’objet d’amour perdu (un individu ou abstraction qui lui est substitué), la personne ne voit plus de raison d’être et veut mourir. On peut définir la volonté suicidaire comme « le retournement de la haine de l’objet sur le moi propre ».
Le caractère non intégratif de ces approches les rend partiales. Aujourd’hui, elles constituent les points extrêmes d’un segment au long duquel sont disposés l’ensemble des modèles leur succédant au cours du siècle, à mesure que les données épidémiologiques seront plus fiables.
C’est au cours de la seconde moitié du siècle que le suicide entre définitivement dans le champ de la médecine. A partir des années 1940, des psychiatres commencent à étudier les comportements et à construire à partir de constats cliniques sur de larges échantillons, de nouveaux modèles descriptifs.
A partir des années 1950, le suicide est considéré comme un problème de santé publique. L’OMS commence à accumuler des données internationales et publie en 1969, un premier document consacré à la prévention du suicide dans le monde. Années après années, les données se multiplient, se diversifient, permettant une compréhension de plus en plus précise et détaillée de cet acte tragique.
Bibliographie
[1] In Le suicide dans la Rome antique Les Belles Lettres, Yolande GRISÉ, p. 24 et Annexe
[2] On peut en citer d´autres « Mortem (letu, necem) sibi consciscere, mors voluntaria, se ipse occidere, interficere, manus sibi inferre, sua manu vim vitae suae inferre, vitam finire, mortem festinare. »
[3] L´occurrence « suicadere » ne figure pas dans le dictionnaire latin de référence : le Gaffiot.
[4] In Contra quatuor Labyrinthos Franciae Gauthier de Saint Victor « Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge vol. 19 p. 187-335 (je lis et traduis) « Sénèque, dans une luxure extrême, vomit l’âme efféminée comme s’il ne faisait rien. Avec un étonnant talent, il transforme la douleur de la mort en un immense plaisir. Il n’est donc même pas un fratricide (ce qu`est Néron ndt), mais se déclare un mauvais suicidaire (suicida) : un stoïcien. La mort d´un jouisseur épicurien. Pensez-vous qu´avec (les suicides de) (suicidis) Néron, Socrate et Caton, il a été admis au paradis ? »
[5] « Suicida dicitur, qui se ipsum interimit » (p 463)
[6] Supplément au Dictionnaire Universel Français et Latin Le Trévoux Tome 2 (p 2174)
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En français, le verbe « se suicider » apparaît vers 1737 sous la plume de l’abbé Desfontaines ; voir Yolande Grisé,
[7] In Le suicide dans la Rome… (p. 185)
[8] In La Cité de Dieu, Livre 1, Chapitre 17 Traduction Poujoulat et Raulx
[9] In « Histoire du suicide La société occidentale face à la mort volontaire » Georges Minois (p 14)
[10] In « Le suicide est-il une folie ? Les lectures médicales du suicide en France au XIXe siècle » Marc Renneville
[11] In S’abréger les jours. Le suicide en France au XVIIIe siècle Dominique Godineau.
[12] Le seul argument recevable par l’Eglise pour offrir une sépulture au suicidé est la démence. La mort volontaire en conscience restera jusqu’à la fin du XXème siècle un motif de refus de sépulture ecclésiastique. C’est en 1983 que l’Église catholique met son droit en accord avec l’évolution des mœurs et des pratiques en faisant disparaître le suicide de la liste des motifs de refus de sépulture ecclésiastique.
[13] In « De l’histoire de la prévention du suicide en France » A Campéon 2003
[14] Pierre Py, « Sur le suicide. Premier mémoire », Annales cliniques ou Recueil périodique de
mémoires et observations de Montpellier, 1815, vol. 37, p. 35-72 ; « Sur le suicide. Second mémoire »,
Ibid., p. 149-180 In Marc Renneville « Le suicide est-il une folie ? Les lectures médicales du
suicide en France au XIXe siècle »
[15] In Marc Renneville idem
[16] Campéon A (2003) « De l’histoire de la prévention du suicide en France »