La continuité des liens
Lorsqu’une personne est confrontée au décès d’un proche, il arrive qu’on l’encourage à se détacher émotionnellement de l’événement, à « reprendre sa vie en main », voire à arrêter de penser à la personne décédée pour « passer à autre chose ».
Pourtant, les connaissances sur le deuil ont connu d’importantes évolutions au cours des dernières décennies. Aujourd’hui, nous savons que la manière de faire son deuil dépend de chaque individu. Ce qui fonctionne chez certains ne fonctionnera pas forcément chez d’autres.
L’une des théories ayant fait son apparition et ayant bouleversé la perception du deuil est la théorie de la continuité des liens (continuing bonds).
C’est en 1996 que les psychologues Dennis Klass, Phyllis Silverman et Steven Nickman ont formulé pour la première fois la théorie de la « continuité des liens ». Cette théorie souligne que les relations entre la personne endeuillée et le défunt sont en constante évolution et qu’elles ne se terminent pas nécessairement après sa mort.
Leur théorie suggère que les personnes en bonne santé ne font pas leur deuil en se détachant de la personne décédée, mais en créant une nouvelle relation avec elle.
En effet, les personnes décédées ne disparaissent pas de nos vies. Elles sont toujours des membres de la famille, des amis. Nous apprenons de nouvelles façons d’entrer en relation avec elles et ces relations nouvelles se poursuivent au fur et à mesure que nous évoluons dans la vie. Ainsi, la continuité des liens est définit comme « la présence d’une relation intérieure continue avec la personne décédée par l’individu en deuil ».
Voici quelques exemples de manifestations de cette continuité des liens :
- Garder le souvenir de la personne décédée (par exemple en se remémorant la personne décédée) ;
- Raconter des histoires sur la personne décédée ;
- Regarder des photographies ou des vidéos de la personne décédée ;
- Conserver des objets ayant appartenu à la personne décédée.
Dans la même idée, la continuité des liens peut être vécue comme une interaction permanente avec le défunt, par exemple lorsque les personnes endeuillées ressentent sa présence ou recherchent auprès de lui des conseils spécifiques.
De même, la continuité des liens peut également se manifester lorsqu’une personne en deuil essaye de communiquer avec le défunt en lui parlant, en lui écrivant une lettre ou en priant.
Différentes études ont montré que le phénomène de continuité des liens est associé à des sentiments positifs tels que le réconfort et l’espoir dans le cadre du deuil. En outre, la continuité des liens peut se manifester à travers des expériences spirituelles. Ainsi, dans un large échantillon de personnes endeuillées par suicide ayant eu des expériences spirituelles (qui prennent la forme de rêves ou de sensation de présence de la personne), 75% ont reconnu que ces expériences avaient été utiles dans leur processus de deuil, tandis que moins de 5 % ont déclaré que ces expériences avaient été néfastes.
Par ailleurs, ces dernières décennies, l’essor d’internet dans nos sociétés a façonné de nouvelles pratiques de deuil. Ainsi, des sites ou pages de commémoration en ligne ont fait leur apparition. Ces mémoriaux en ligne peuvent prendre différentes formes. Ainsi, sur des sites spécialisés ou des pages de réseaux sociaux, des photos ou des messages à destination du proche décédé peuvent être publiés. Internet peut participer alors à maintenir un lien avec son proche décédé.
Bien qu’il s’agisse d’une pratique courante, le fait de commémorer son proche en ligne peut avoir des effets négatifs sur la santé. Par exemple, Bailey et son équipe ont montré que la commémoration en ligne peut être associée à des problèmes tels qu’une perte d’intérêt pour le mémorial due au temps qui passe, les modifications du site et les suppressions du mémorial sans le consentement des personnes endeuillées.
Le phénomène de continuité des liens peut également être associé à des effets négatifs. Selon les chercheurs, ces derniers se manifestent davantage, lorsque que le souvenir ou l’objet associé au proche décédé a été perdu, lorsque les participants n’ont pas été en mesure de donner un sens à la perte de leur proche ou lorsque certains aspects de la continuité des liens échappaient à leur contrôle.
Mémoriaux sur des lieux accessibles au public : le risque de nouveaux décès par suicide
Les mémoriaux (fleurs, bougies, croix, livre…) peuvent avoir une fonction primordiale pour les personnes endeuillées. Néanmoins, quand ils sont déposés sur le lieu de passage à l’acte, cet endroit peut être identifié comme « un lieu de suicide », risquant alors d’entraîner de nouveaux décès par des personnes vulnérables qui viendraient à reproduire le même geste, par effet imitatif.
Que faire alors ?
Il serait donc opportun de trouver un équilibre entre le besoin légitime qu’ont les proches de partager leur peine, et celui de vouloir préserver les personnes vulnérables. Cela peut se faire en limitant dans le temps la présence des mémoriaux qui pourraient être enlevés au bout de quelques jours (après les funérailles, par exemple), et cela, en concertant toujours la famille.
Il est primordial d’accompagner les personnes endeuillées dans cette démarche : en leur expliquant ce risque imitatif ainsi que l’existence d’autres formes de commémoration ou d’engagement possibles. L’importance qu’ils accordent à la mémoire durable du défunt peut, en effet, se matérialiser autrement que sur le site du décès. Au Pays-Bas par exemple, une commune à érigé un monument au centre d’un parc public pour les personnes qui ont perdu la vie (par accident ou par suicide) sur les voies de chemin de fers. Certaines personnes s’engagent dans des associations qui mettent l’accent sur la prévention du suicide.Cela peut prendre plus de temps pour orienter les proches endeuillés dans ce type d’activités, mais cela pourrait aider à atténuer leur peine tout en favorisant un deuil actif.
Pour conclure, la théorie de la continuité des liens permet de mettre des mots sur des actions que chacun a probablement déjà réalisées au cours de son deuil. Ainsi, maintenir un lien avec son proche décédé d’une quelconque manière peut aider à traverser le bouleversement et la douleur associée à la perte d’un proche par suicide. Ce maintien du lien peut s’exprimer de différentes façons. Ainsi, dans certains cas, il peut arriver que ce processus prenne une place de plus en plus importante dans la vie quotidienne et puisse mettre en difficulté (des cauchemars, des hallucinations du proche décédé …) la personne endeuillée. Si vous ressentez cela dans votre situation, n’hésitez pas à en parler, des professionnels de santé peuvent vous accompagner.
Bibliographies :
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