Le rôle de la spiritualité dans le deuil après suicide

Le deuil après suicide est connu comme étant particulièrement difficile pour les proches concernés, étant donné le caractère souvent violent et inattendu de la mort de la personne, avec des taux élevés de deuils pathologiques (25 à 43 % selon Pitman et al., 2014).
La spiritualité est selon N. Cochand « une activité individuelle, visant un double mouvement de mise à distance et de ressaisie de soi, dans la quête de la rencontre d’une transcendance en référence à des traditions vivantes. ». Explorer le rôle de la spiritualité dans le deuil après suicide semble essentiel tant la mort par suicide est souvent vécue par les proches endeuillés comme un « non-sens » . Or, la spiritualité permet en particulier de « donner un sens » aux expériences humaines. La spiritualité est une démarche personnelle qui peut se pratiquer avec ou sans structure, et dépendamment ou non de toute référence à des traditions religieuses, spirituelles ou philosophiques. Tandis que la religion peut être perçue comme un système de croyances et de dogmes qui régissent la relation de l’homme avec le sacré. Elle englobe également un ensemble de pratiques et de rites spécifiques à chaque tradition.
Sur 32 études portants sur le rôle de la spiritualité dans le deuil – toutes causes confondues- 94 % ont retrouvé un effet positif de la religion ou de la spiritualité dans le travail de deuil, cela s’expliquant par la croyance des endeuillés en une vie après la mort, par une meilleure estime d’eux-mêmes des personnes religieuses ou bien par la pratique de la prière ou du culte. En outre, la moitié des participants à l’étude ont rapporté que leur spiritualité se serait renforcée depuis la perte par suicide de leur proche. Et pour ¼ des participants à cette même étude, la spiritualité aurait été une stratégie d’ajustement après la perte de leur proche. Dans une étude qualitative menée en Suisse auprès de 50 participants endeuillés par suicide, l’auteure expose que la spiritualité permet de dire adieu au défunt et de clarifier la question de la responsabilité dans le décès par suicide. De plus, elle permet d’entrer dans un processus de génération de sens autour de cet évènement.
Plus précisément, comment la spiritualité peut-elle être une aide dans le deuil après-suicide ?
L’étude SPIRIT, réalisée en 2023 en partenariat avec le Centre de Prévention du Suicide de Lyon, a tenté d’apporter des éléments de réponses à cette question, en interrogeant dans une étude qualitative 15 personnes endeuillées par suicide, de profils assez différents. Que retrouvait cette étude ?
Les 15 entretiens ont fait ressortir 5 grandes thématiques qui sont précisées sur le schéma suivant :

Alléger son fardeau
La première thématique qui a émergée chez les participants interrogés fut le fait d’« alléger son fardeau » par la spiritualité. Par fardeau, nous avons voulu ici signifier l’intensité de la souffrance dans le deuil après suicide, imprégnée d’interrogations, de regrets, de culpabilité et de violence. Nous avons constaté que chez un certain nombre de participants, la spiritualité permet de moins ressentir cette souffrance au cours du deuil après suicide. En effet, chez certains participants, l’espoir en une vie après la mort ou le fait de s’en remettre à « plus grand que soi » les ont aidés à se décharger de leur fardeau et faciliter le processus d’acceptation de la perte de leur proche. Cette acceptation passe parfois par le pardon des participants vis-à-vis de ce qu’a pu faire leur proche décédé par suicide.
Lien avec le défunt
Dans la catégorie du « lien avec le défunt », nous avons observé qu’après le décès par suicide, le lien avec le proche décédé pouvait se poursuivre autrement. Tout d’abord, une première étape rapportée par beaucoup comme essentielle fut celle de la sépulture et des rites funéraires, qui leur ont permis de faire leur adieu. Puis, il fut essentiel pour certains participants de continuer à faire mémoire de leur proche par des photos, en allumant une bougie dans une église, en se rendant sur la tombe ou un autre lieu symbolique, en marquant les anniversaires de décès etc. Certaines personnes disent avoir reçu des manifestations discrètes de leur proche à travers des petits signes ou bien à l’occasion de rêves. Certains participants à l’étude ont cherché à trouver des réponses à leurs questionnements, notamment à propos des raisons du décès de leur proche défunt en allant voir un médium. Ce dernier affirmait pouvoir entrer en contact avec leur proche voire à parler en son nom. Toutefois, si ces entretiens ont pu permettre un soulagement temporaire, ces pratiques généralement n’ont pas permis d’avancer dans le processus d’acceptation de la perte du proche décédé. De plus, la MIVILUDE (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires) alerte sur le risque de dérives sectaires de ses pratiques, engendrant parfois – chez des personnes particulièrement fragilisées par le deuil- une dépendance, une perte importante d’argent, une rupture avec le milieu familial ou social.
Spiritualité ancrée
La spiritualité inclut souvent aussi une dimension plus concrète, et la majorité des participants à l’étude ont trouvé une aide dans une dimension « ancrée » de la spiritualité. Tout d’abord, la plupart des participants ont pris l’habitude de fréquenter la nature, parfois d’autant plus depuis le décès par suicide de leur proche. Cette puissance de vie qui se déploie dans cette nature a permis à certains participants de revenir peu à peu eux-mêmes à cette vie. La randonnée en montagne, près de la mer etc. a par exemple pu être décrite comme permettant une « remise en route ». Par ailleurs, la plupart des participants ont mentionné l’importance des pratiques et des démarches spirituelles dans leur deuil. Ces pratiques ont pu être individuelles comme la méditation, la prière personnelle, la relaxation etc. Elles ont été aussi collectives pour certains participants, parfois entourée d’une communauté soutenante, au cours de temps comme la messe, des partages autour de la bible etc. Plusieurs participants ont participé à une retraite spirituelle ou à un pèlerinage, qui fut un temps de relecture et de recul sur leur propre vie, pouvant les aider à y remettre du sens. Toutefois, il est important de rester vigilant vis-à-vis des retraites spirituelles et des pèlerinages qui peuvent être soumis à des dérives sectaires.
Bascule perceptive et conceptuelle
Beaucoup de participants ont relevé une bascule, c’est-à-dire comme un tournant à un moment de leur deuil, leur faisant prendre une direction tout à fait différente, souvent plus positive, par rapport à celle qu’ils prenaient jusqu’à présent. Ce tournant a pu être rapide après une expérience marquante ou il a pu être bien plus progressif. Cette bascule s’est jouée, non pas sur un changement de la réalité chez la personne endeuillée, mais bien un changement dans sa perception de la vie, de la souffrance ou de l’évènement vécu. En effet, l’évènement du suicide du proche a conduit beaucoup de participants à prendre conscience de la fragilité de la vie, pouvant prendre fin à tout moment. De ce constat, un certain nombre de participants ont appris progressivement à vivre leur vie plus intensément, dans le moment présent, reconnaissant sa richesse et l’importance d’être présents à leurs proches survivants. Ils se sont dits moins superficiels et plus centrés sur l’essentiel. De plus, cette bascule s’est située aussi dans le champ de la compréhension : compréhension du geste du défunt et compréhension des autres, en particulier ceux traversant la même épreuve. Souvent, elle a pu permettre non pas d’expliquer, mais de remettre du sens autour du décès par suicide du proche.
Mouvement du don
En plus d’être un soutien, la spiritualité peut aussi permettre de passer d’une phase de réception à une dynamique de don et de transmission. En effet, dans le début du deuil, marqué par une souffrance particulièrement intense, la majorité des participants ont exprimé avoir reçu – en particulier de l’amour- des autres, du défunt ou de Dieu. Dans un second temps, progressivement, près de trois quarts des participants ont rapporté être passés dans une dynamique de don, qui passe par l’altruisme, le prendre soin, l’amour, la transmission. En particulier, des participants se sont engagés dans des associations de personnes endeuillées par suicide, ou dans la prévention du suicide. D’autres ont transmis à leurs proches l’héritage du défunt. Après la première phase de réception, ces dimensions de don et de transmission ont participé à la reconstruction de la plupart des participants interrogés, redonnant du sens à leur vie. Deux attitudes ont favorisé chez les participants ce mouvement du don : celle de la gratitude et celle de l’humilité.
En conclusion, la spiritualité, sous des formes religieuses ou non, peut être une ressource pouvant faciliter le processus d’acceptation de la perte d’un proche décédé par suicide. En effet, une personne endeuillée par suicide souvent initialement dépassée par sa souffrance pourrait trouver dans la spiritualité une entité plus grande à qui remettre cette souffrance. Ce processus d’acceptation ne supprime toutefois pas souffrance engendrée par le deuil. Chaque parcours de deuil est unique, selon des temporalités différentes et avec des possibles moments de rechute. Il s’agirait d’être créatif plutôt que de vouloir absolument calquer son cheminement sur celui d’un autre. Toutefois, il est important de rester vigilant sur le risque de dérives sectaires de ses pratiques.
Bibliographies :
Pitman, A., Osborn, D., King, M., & Erlangsen, A. (2014). Effects of suicide bereavement on mental health and suicide risk. The Lancet Psychiatry, 1(1), 86‑94. https://doi.org/10.1016/S2215-0366(14)70224-X
Cochand, N. La spiritualité est-elle un objet théologique identifiable ? « Études théologiques et religieuses » 2018/3 Tome 93 | pages 435 à 450
https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2018-3-page-435.htm
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https://www.vidal.fr/actualites/22644-derives-sectaires-en-sante-la-miviludes-alerte-contre-des-pseudo-therapeutes-deviants.html
Honoré, F., Lestienne, L., Vieux, M., Bislimi, K., Chalancon, B., & Leaune, E. (2024). “A sign that I am not alone”: A grounded theory-informed qualitative study on spirituality after suicide bereavement. Death Studies, 1–12. https://doi.org/10.1080/07481187.2024.2355250