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Le témoignage de Jean

Le témoignage de Jean

Jean a 52 ans, il a perdu sa mère quand il était enfant. Quarante-cinq ans après, il nous raconte son long parcours vers le rétablissement.

Voici mon histoire, je suis le 5ème enfant d’une famille un peu fragile. Mon père était militaire. Il est revenu de la guerre d’Algérie assez traumatisé, ce qui l’a poussé à boire. Quant à ma mère, elle était atteinte de dépression. J’ai été placé très tôt, à l’âge de 6 mois jusqu’à mes 2 ans. Et puis, j’ai vécu un peu avec ma mère. Ensuite, j’ai été placé, une seconde fois, en famille d’accueil. En fait mon histoire, c’est celui d’un suicide caché. J’avais sept ans quand on m’a dit que ma mère est morte, on ne m’a rien dit de plus. Ça ne se passait pas bien du tout dans la famille d’accueil dans laquelle j’étais. Je n’avais pas vraiment de place. J’étais avec mon frère, on dormait sur des matelas qu’on mettait par terre tous les soirs. Mon père ne disait rien à propos de la mort de ma mère et s’est enfoncé dans la boisson, ce qui l’a conduit à être déchu de ses droits de paternité.

Si on me voyait de l’extérieur, j’étais un enfant méchant. Je faisais mal quand je me bagarrais, je mordais très fort, je volais, je n’étais pas bien. Je pleurais beaucoup également. En fait, ils y avaient deux choses : d’un côté, j’étais très émotif et d’un autre côté, je ne ressentais rien. Les choses ne m’atteignaient pas. Au lycée, je me suis retrouvé à faire du théâtre parce que ça pouvait me faire du bien physiquement. J’ai eu un réel coup de cœur pour le théâtre, j’y passais beaucoup de temps, ça me plaisait beaucoup. Les mercredis, j’allais au conservatoire pour voir les élèves. J’étais très enthousiaste. Parallèlement, j’ai commencé à prendre des substances nocives.

En fait, j’ai eu un épisode où ça commençait à ne plus aller et là, je ne ressentais clairement plus rien pour personne. Je commençais à ne plus manger, à perdre les rapports aux autres. Je passais mes journées sur mon lit. Je ne me disais pas que je voulais mourir, la dépression c’est souvent comment ça, c’est que je ne sentais rien. Je perdais la sensation, je perdais le plaisir, c’est comme si j’étais derrière une vitre énorme, et je regardais le monde depuis cette vitre. Un jour, j’ai pété les plombs complètement et j’ai fait n’importe quoi. Je me suis retrouvé à l’unité fermée à l’hôpital psychiatrique parce que j’ai fait une tentative de suicide.

Peu de temps après, j’ai décidé de quitter la ville dans laquelle j’étais pour aller faire une école de théâtre ailleurs. Là-bas, j’ai commencé une psychanalyse et un jour pendant une séance, j’ai dit « ma mère s’est suicidée ». La psychanalyste m’a répondu « je ne peux pas vous répondre, vous devriez poser la question à une personne qui sait la vérité ». Donc j’ai appelé ma sœur qui m’a affirmé le contraire. J’ai décidé d’appeler la famille d’accueil chez qui je vivais à ce moment-là et elle m’a dit « oui, ta mère s’est suicidée ». Donc patatra ! J’ai essayé d’en savoir plus auprès de mes frères, mais personne n’a répondu. Truc de fou, un de mes frères aînés m’a dit « moi je n’ai pas de souvenirs avant 12 ans ». Quand il a douze ans en fait, c’est la mort de ma mère. Il m’a dit que ses souvenirs commençaient après. Je vais apprendre plus tard que c’est lui qui a trouvé le corps inanimé de ma mère.

À cet instant, j’ai réalisé aussi que mon père vivait un deuil et que personne ne lui avait tendu la main, on était une famille fragile qui a été frappée par ce deuil. Malheureusement, rien n’a été proposé, on a laissé la famille qui a fini par exploser. 

Par la suite, je vais traîner ma vie en dépression. Toute ma vie, j’ai eu du mal à avoir du plaisir, j’ai eu du mal dans le rapport au corps. J’étais en deuil voilà et un deuil qui n’arrivait pas à se faire, car je n’ai jamais pu voir de tombes avec le nom de ma mère ou le nom de mon père. En fait, c’est-à-dire que ces gens ont disparu de ma vie. Je me souviens de fois où je demandais à parler de ma mère et on me disait “faut laisser les morts enterrer les morts”. Donc voilà, j’avais 7-8 ans et c’était silence radio. C’est silence sur un deuil, c’est silence sur un suicide aussi. Les choses sont tellement détruites de ne pas avoir eu cette parole enfant, de ne pas avoir pu construire quelque chose autour de ça, de ne pas avoir vu un endroit, de ne pas avoir évoqué, de ne pas avoir vu de photos. Tout a disparu. C’est pour ça que c’est important de parler aux enfants parce que je pense que ça détruit. C’est une destruction le deuil.

Je buvais pas mal jusqu’à un événement qui s’est passé vers 44 ans, l’âge de mère quand elle est morte. J’ai fait une tentative de suicide. Je me suis retrouvé en hôpital psychiatrique en unité fermée où je suis resté plusieurs mois. Une psychiatre m’a dit “vous avez fait une dépression d’enfant. Vous avez eu un deuil qui ne s’est pas fait, qui a été escagassé”. On annonce deux ans pour un deuil par suicide, mais c’est un peu plus long, d’après moi.

La chose va vraiment, je pense, se suturer au décès de mon frère de ma famille d’accueil qui a fait un AVC, il y a un peu plus d’un an maintenant. On était très attaché l’un à l’autre et bon tout le monde s’attendait à ce que je m’effondre évidemment et puis quelque semaine après, j’ai fait un rêve. On était sur le toit d’un immeuble et lui montait dans un hélicoptère et il m’a dit “tu n’as pas le droit de me suivre”. Et là d’un seul coup, il y a quelque chose, mais vraiment, du jour au lendemain, il y a quelque chose qui s’est passé. C’est-à-dire que d’un seul coup, je me suis dit “ouais, t’as pas le droit de le suivre”. Et je pense que ça a résolu quelque chose avec ma mère. Je suis triste de l’avoir perdu, mais ça ne m’a pas effondré. Maintenant, on est 45 ans après le décès de ma mère et ça va. Je veux dire que je suis rétabli.

D’ailleurs, ma fille a fait une tentative de suicide, il y a deux mois. Ça ne m’a pas effondré non plus, c’est-à-dire que j’ai pu et je peux en parler avec elle et j’en parle beaucoup. Elle a beaucoup besoin de moi, elle se réfère plus à moi qu’à sa mère. Aussi, ma femme, ça a été un véritable facteur protecteur, quelqu’un de très soutenant, très fort, qui croit dans la vie. Quelqu’un de très robuste qui m’a épaulé. Je continue d’aller en hôpital de jour. Je veux dire que la chose s’est résolue très bizarrement, je crois que ça m’a fait comprendre quelque chose. Et parfois quand ça va moins bien, je m’enroule dans les draps. Y en a qui ont besoin de faire du sport, moi c’est ça. C’est moins fréquent. Je suis toujours traité, mais là, on commence à baisser les médicaments.

C’est vrai que ça a foutu ma vie en l’air, mais je crois que ça m’a permis de découvrir des choses que je n’aurais pas découvertes sans ça. Par exemple, j’ai découvert le plaisir d’aller bien, j’ai réussi à m’apaiser. C’est ça, j’ai toujours été inquiet, angoissé, et là je suis apaisé. Je n’ai plus de colère noire. Je suis plus attentif aux liens avec les êtres, une espèce de priorité aux liens.

Le fait de me sentir mieux, forcément ça me conduit à la pair aidance.

C‘était aussi prendre soin d’autrui. Et ça, c’est quelque chose que j’ai commencé à faire à l’hôpital de jour où j’ai pris une place. Les infirmiers, la psychiatre m’ont laissé cette place et puis j’ai parlé du DU (Diplôme Universitaire). Ils m’ont dit “ah ben oui, c’est une très bonne idée. Il faut y aller, il faut le faire”. Et du coup, d’une certaine façon, j’ai récupéré une espèce d’identité sociale que j’avais perdue parce que je ne travaillais plus.

C’est pour ça que la postvention m’importe tant. Je veux dire qu’à un moment donné mon histoire est unique, mais il y a beaucoup de traits qui apparaissent dans le deuil d’une façon générale : le deuil d’enfant, une parole cachée. Il ne faut pas avoir peur de parler de la mort, il ne faut pas en faire un tabou. Il faut communiquer, il faut être capable d’accepter la colère de l’endeuillé. Le deuil, ce n’est pas juste être triste, c’est aussi être en colère, c’est aussi être en rage, en vouloir à la personne. Et si à un moment donné, on n’est pas entendu dans ses émotions, on peut faire de la pathologie. En fait, c’est ce que j’ai fait. Aussi, c’est très personnel un deuil. Il ne faut pas chronologiser, pour moi il n’y a pas d’étapes parce que tu crois être sorti d’un truc et 4 ans après t’es repris dedans. 

Je crois qu’il faut ouvrir des espaces de paroles parce qu’on n’a pas tous les mêmes besoins. On n’a pas forcément besoin d’aller chez un psy. D’une certaine façon, j’ai vu des psys toute ma vie. Je ne sais pas ce que ça m’a apporté. Je pense que ça m’a apporté, mais je ne saurais pas dire le gain parce que je ne sais pas ce qui se serait passé si je ne les avais pas vus. Mais il est sûr que c’est l’hospitalisation qui m’a fait du bien.                                                                                                                                                            

En parler avec des gens qui ont vécu la même situation, lire un livre, entendre une émission. Il faut s’aimer être en deuil, le fait de taire et du coup les choses sont plus symbolisées, je crois qu’il faut en parler. Ce qui est très, très dur. En fait les gens sont toujours embarrassés quand ils sont face à quelqu’un qui est en deuil surtout en deuil par suicide. Ils ne savent pas quoi dire, du coup ça ne dit rien donc ça crée un isolement. Mais en même temps, il ne faut pas hésiter à en parler également. On a une copine dont le fils s’est ôté la vie, qui n’est vraiment pas bien. A un moment donné, elle a réussi à dire « j’ai besoin de vous, ne me dites rien, mais j’ai besoin de vous ». C’est dur quand on est en deuil de pouvoir dire ça, mais je crois qu’il faut, il faut arriver à dire  « j’ai besoin que tu sois là ». Je pense qu’en même temps, ça peut soulager les amis et que ça peut permettre à des liens de ne pas se détruire et que la destruction des liens, elle est délétère aussi. 

Les deuils ne sont pas des maladies. Finalement, c’est une maladie qui m’a accompagné toute ma vie, mais je veux dire que tous les deuils ne sont pas des maladies et encore heureux. Ce n’est pas que l’affaire des médecins, c’est l’affaire de beaucoup : les assistantes sociales, beaucoup d’acteurs autour parce que la mort est sociale, voilà ce que j’ai appris. Pour moi, le deuil, c’est comme la  maison qui s’effondre et puis que tu dois reconstruire. Ça ne sera pas forcément la même maison, mais tu dois reconstruire quelque chose et ça sera différent. Ça ne va pas se réparer, ça se transforme voilà.