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Le témoignage de Cécilia

Le témoignage de Cécilia

Cécilia a perdu son mari par suicide. Elle a 3 enfants. Elle nous raconte comment elle a abordé la question du suicide avec ses enfants.

« Je sais qu’il est mort parce qu’on m’a dit qu’il était mort, mais je ne comprends pas ».

C’est par ces mots que ma fille de six ans verbalisait, de mon point de vue parfois trop souvent car c’était difficile à entendre, son ressenti face au décès de son père, deux ans auparavant. Trois enfants, trois âges différents, un père décédé et moi, seule, confrontée à la pire épreuve de ma vie : leur annoncer, non, leur expliquer, ou plutôt tenter de leur faire comprendre, la mort de leur père par suicide.

Deux ans, quatre ans, six ans… qu’est-ce qu’on comprend de la mort et du suicide, à cet âge-là ? 

Premier réflexe, s’appuyer sur les professionnels, téléphoner à la psychologue qui suit l’aîné depuis quelques mois, lui expliquer la situation, lui demander d’amener les enfants dans son cabinet pour qu’elle leur annonce. C’est son domaine après tout, elle n’est pas émotionnellement impliquée, elle saura faire.

Et puis refus, elle m’explique que c’est mon rôle, qu’il faut que ces mots-là, ceux qui vont changer le cours de leur vie à tout jamais, soient dits par la personne la plus aimante et la plus rassurante du monde à leurs yeux, la personne « ressource ». Et dans un lieu connu, rassurant, protecteur, pas dans un cabinet paramédical.

« Dites les choses simplement, employez les mots justes, les termes appropriés. Parce qu’ils vont les retenir, et que par la suite vous devrez en reparler, et expliquer ».

Les questions ne sont pas venues dans l’immédiat, alors que mes enfants ont « su » que leur père s’était suicidé le jour où je l’ai appris. Ma fille a souhaité se rendre au funérarium, ils ont tous les trois assisté aux funérailles.

J’ai employé les termes les plus simples et les plus accessibles pour eux en tenant compte de leur âge : « Papa est mort. Il souffrait beaucoup trop dans son esprit ces derniers temps. Et parfois, quand on est très malheureux, on arrive à guérir et parfois on n’y arrive pas et c’est trop dur de vivre comme ça. Alors on ne veut plus vivre. C’est ce que papa a fait parce que c’était devenu trop dur de vivre malheureux ».

Je n’ai jamais dit que c’était son choix, ni une délivrance, ni de la lâcheté … Même si la colère et la souffrance étaient de mise, même si je l’entendais (et je l’entends encore, dix ans plus tard) de la part de mon entourage familial ou amical, ce n’est pas ce que je souhaitais que mes enfants retiennent. Dès le premier jour de notre vie à quatre, j’ai mis l’accent sur le côté pathologique de la souffrance morale de mon conjoint. Une souffrance qui l’a rendu malade, qui lui voulait du mal, toujours plus de mal, que les médicaments ne parvenaient pas à atténuer, que les médecins ne parvenaient pas à soulager. Les enfants savaient également que cette « maladie » aveuglait leur père, l’empêchait de se soigner, lui faisait faire des choix tous plus dangereux les uns que les autres.

Je n’ai jamais dit qu’il était « parti au ciel » rejoindre les anges ou les étoiles. Il a été incinéré et je leur ai dit qu’il n’était plus avec nous et que nous ne le verrions plus. Que lorsqu’on est mort, on ne respire plus, on ne pense plus, on ne voit plus, on n’est plus jamais heureux ou malheureux parce qu’on n’est plus là. Mais que ça ne nous empêchera jamais de penser à lui et de le sentir dans nos cœurs.

Ça a suffi, pendant quelques temps du moins. Ensuite, il a fallu s’adapter, à l’âge surtout, et au questionnement de chacun des enfants.

N., deux ans : « Où est papa ? »

– « Papa est mort, il ne peut plus venir, il nous manque mais on pense à lui tous les jours ».

M., quatre ans : « Je peux pleurer ? »,« Pourquoi il n’est plus là ? »

– « Oui bien sûr que tu peux pleurer, car tu es triste. Je pleure aussi. Il n’est plus là parce qu’il est mort. »

– « Je sais. Mais je ne comprends pas ».

– « C’est difficile à comprendre la mort quand on a quatre ans, M. »

L., six ans. Et aucune question. J’ai choisi de respecter ça, tout en continuant à parler de leur père quotidiennement au travers d’une chanson qu’il aimait, ou d’un plat qu’il détestait…

Et puis L. a réagi à sa manière, un matin, en étranglant une de nos poules et en me la ramenant, surpris : « Elle respirait et d’un seul coup, elle ne bouge plus ». Ça m’a terrorisée, avant que la psychologue ne m’explique qu’il n’y avait aucune intention barbare derrière son geste, mais un réel besoin d’expérimenter la mort. Difficile à comprendre à l’époque…Alors je me suis documentée autant que possible et j’ai sollicité une association afin d’obtenir des conseils avisés et me sentir accompagnée dans le long chemin de deuil que nous venions à peine d’entamer.

La question que je redoutais le plus est arrivée sans que je m’y attende, un soir où je faisais la vaisselle. Plus qu’une question, c’était une affirmation, formulée par L. : « ça veut dire quoi se pendre ? »

Se pendre, la seule information que je ne leur avais pas transmise, espérant les préserver de ce détail ô combien horrible. Mais je ne les avais pas préservés pour autant. On oublie trop souvent que les enfants écoutent et entendent tout, ou presque.

C’est à partir de ce moment-là que j’ai décidé d’employer le terme « suicide ». En m’appuyant sur des ouvrages, ainsi que sur les psychologues qui ont commencé à suivre les enfants, petit à petit je leur ai expliqué que ce n’était de la faute de personne, surtout pas de la leur, qu’ils n’avaient rien fait de mal, que leur père souffrait au point de ne plus vouloir vivre, que ce n’était pas une maladie que nous allions attraper, et que leur père avait pris une mauvaise décision sans s’en rendre compte.

Je leur ai répété cela autant de fois que ça a été nécessaire et mon leitmotiv depuis ce moment a été la réassurance. Constante, omniprésente, dès que l’un d’eux tombait malade ou se blessait, dès qu’ils apprenaient une mauvaise nouvelle, dès qu’ils obtenaient une mauvaise note à l’école. 

Il a fallu leur dire que c’était autant normal d’être triste qu’en colère, qu’il n’y avait rien de mal à poser des questions ou à ne pas vouloir en parler, que c’était à eux de décider s’ils souhaitaient le dire à leurs amis ou pas. 

Il a aussi fallu leur expliquer que c’était une bonne chose de rire, de s’amuser, de prendre du plaisir, d’avoir des projets, et qu’il ne fallait pas s’en empêcher.

Il n’y a pas d’explication parfaite, ou toute faite. Il n’y a pas mille manières de dire les choses. Elles sont douloureuses à dire et à entendre, mais elles doivent être dites, et entendues.

A compter du jour où nous avons eu, les enfants et moi, des échanges basés sur la triste et cruelle réalité du suicide de leur père, le travail de réassurance est devenu une évidence, un réflexe, la notion de culpabilité a pu être abordée. Non, ce n’était pas de leur faute, rien dans leur comportement n’a provoqué le suicide de leur père. Certaines choses arrivent et elles sont injustes. En grandissant avec ce discours, toujours le même, les enfants ont pu s’apaiser, affronter leur peur et leur douleur. Et surtout, je crois qu’ils ont compris qu’ils avaient le droit d’être heureux.