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Le témoignage de Rachel

Le témoignage de Rachel

Rachel a perdu ses parents par suicide lorsqu'elle était adolescente. Aujourd'hui, âgée de 23 ans, elle nous partage son histoire.

Je n’avais jamais pensé à écrire un témoignage à ce sujet. Je ne m’étais jamais posée la question. Mais lorsque j’ai eu récemment connaissance de l’existence d’Espoir, je me suis dit : et pourquoi pas ? En plus, l’écriture a toujours été thérapeutique pour moi. Alors, si mon histoire peut servir à d’autres personnes… J’ai aujourd’hui 23 ans, je suis étudiante en dernière année de psychologie, et j’ai perdu mes deux parents par suicide lorsque j’avais 12 et 14 ans.

Je crois que je ne peux pas parler de ces évènements sans expliquer le contexte familial dans lequel on se trouvait. Ces éléments sont à la fois tirés de mes propres observations, mais aussi des informations que j’ai recueillies à postériori auprès de mes proches, dans cette quête du « comprendre pourquoi », cette quête que nous, proches de suicidants, poursuivons longtemps.

Mes parents s’étaient rencontrés aux alentours de leurs 16 ans. Un amour passionnel, mais peut-être trop. Ils ont eu quatre enfants : mon frère, Noé, ma sœur, Dana, mon second frère, Isaac, et moi, Rachel.

Ma mère a été enceinte entre Isaac et moi-même, et elle a avorté. C’est à partir de ce moment-là qu’elle s’est mise à boire, et que les relations conjugales ont commencé à disjoncter : il y a eu des coups, des débordements. J’étais jeune. Je sentais que quelque chose n’allait pas, mais je ne pouvais pas l’élaborer.

Ils ont divorcé en 2006, lorsque j’avais 6 ans. Mon père est resté en banlieue parisienne, alliant son boulot d’ingénieur à sa vie d’artiste déjanté. Quant à nous, nous avons vécu tous les quatre avec ma mère, dans l’est de la France, là où résidait sa famille.

C’est à partir de là que mes souvenirs sont les plus saillants. Il faut le dire, c’était le chaos. Ma mère essayait de subvenir à nos besoins tant que possible, en faisant des ménages chez les clients de mon oncle, son frère. Mais elle était alcoolisée environ un jour sur trois, nous vivions sous le même toit et pourtant, nous étions isolés. Bref, ma mère était complètement dépendante à l’alcool et plongée dans un état dépressif avec une mélancolie telle que je ne pourrais la décrire. Nous voyions mon père une fois par mois environ. Les relations étaient bonnes avec lui, malgré les innombrables tirades de maman à son sujet qui étaient loin de le mettre en valeur.

Souvent, ma mère nous disait qu’elle allait « tirer sa révérence », que la vie, ce n’était pas fait pour elle. Autant de métaphores qui étaient signe de la même chose. Elle avait déjà fait des tentatives de suicide. Mais j’étais trop jeune pour mesurer l’ampleur de sa souffrance. Mes frères et ma sœur étaient quant à eux débordés par ce qu’il se passait, et puis, les « menaces » ou, les « appels » étaient tellement récurrents qu’ils devenaient banals, à tort.

Puis voilà. Au cours d’un road trip en Italie avec mon père, la nouvelle tombe. Le 13 août 2012, j’apprends que ma mère s’est suicidée.

Tout est allé vite à partir de ce moment-là : un changement de vie total. J’avais 12 ans.

Mon père avait quitté son travail pour venir à Nancy, pour s’occuper de ses enfants. Noé et Dana étaient en études supérieures, je ne les voyais pas souvent. C’est surtout avec Isaac que j’ai éprouvé cette période.

Je me scarifiais ; c’était un moyen d’extérioriser la souffrance que je taisais. Ça ne se passait pas très bien avec mes amis, au collège. Mon frère entrait dans l’isolement et la dépression, avant de s’en aller, lui aussi, faire ses études supérieures.

Je me suis retrouvée seule avec mon père qui, au chômage, sortait quasiment tous les soirs et invitait des gens peu recommandables à la maison, où alcool, cannabis, et musique battaient leur plein.

Grâce à la tenue d’un journal intime jusqu’à aujourd’hui, j’ai la trace de ce que j’ai vécu et ressenti dans ces moments-là. Ma mère me manquait énormément, je l’idéalisais, je pensais que si elle était là, tout serait différent, mais surtout, que tout serait mieux. Je n’allais pas bien mais je ne le montrais pas. Je faisais mon deuil en silence.

Mon père était quelqu’un qui avait la joie de vivre. Il s’intéressait énormément à la philosophie bouddhiste, à la méditation, qu’il pratiquait. Qu’il se suicide ? Personne ne pouvait l’imaginer. En réalité, mon père entrait dans une dépression sévère, que nous n’avions pas vu, que je n’avais pas vu. Jusqu’à quelques mois avant sa mort, où je le voyais qui tournait en rond dans l’appartement, tentait de chercher du travail, en vain Il sortait de moins en moins, ce qui finalement, nous semblait bizarre, lui qui a toujours été festif.

Puis voilà. Après un barbecue en famille, nous n’avons plus de ses nouvelles.

Faire la fête plusieurs jours d’affilés ? Il l’avait déjà fait. Au début, on ne s’inquiétait pas.

Puis, nous avons contacté la police.

Et la sentence s’ensuit. Le 1er juin 2014, j’apprends que mon père, lui aussi, s’est suicidé.

Si je devais parler de tout ce qui a précédé et suivi toute cette histoire, cela pourrait prendre des heures.

Mais je peux dire que du haut de mes 14 ans, je n’y croyais pas. J’avais la sensation d’être dans un genre de rêve éveillé, j’attendais que mon réveil sonne, j’attendais que l’on me sorte de ce cauchemar.

Comment ai-je fait mon deuil, mes deuils ? Je n’en sais rien. Je pense d’ailleurs, personnellement, que la mort par suicide de proches laisse à jamais des cicatrices, des plaies ouvertes.

Mais le fait est qu’aujourd’hui, je suis vivante, plus ou moins en phase avec moi-même. On comprendra aisément pourquoi j’ai fait ce choix d’étude… Noé a sombré dans l’alcoolisme. Aujourd’hui, ça va mieux, mais il ne s’est toujours pas remis de ce passé ni n’a dépassé son addiction. Dana a reçu un diagnostic de schizophrénie en 2015. Isaac, mon pilier, a reçu un diagnostic de bipolarité il y a quelques années. Il a aussi des tendances alcooliques. Mais il parvient à mener sa vie correctement, il a aussi fait de longues études et il s’en sort. Tout comme moi.

Que dire de moi, maintenant ? Car j’écris sur mon histoire, mais je n’écris pas sur mon vécu de celle-ci.

Depuis 3 ans, je suis en psychothérapie. J’ai travaillé sur mon rapport à l’autre, à ma famille, à mes traumatismes : j’ai commencé une thérapie en EMDR. J’ai dû être mature très tôt dans ma vie, et je me suis oubliée au prix des autres pendant très longtemps. J’ai été dans l’incompréhension, le regret, et la culpabilité surtout. Je sais que vous, qui lisez cet écrit, savez de quoi je parle : comment n’avons-nous pas vu ? Comment est-ce ce possible que nous n’ayons rien fait ? Pourquoi n’ai-je pas fait telle chose, n’ai-je pas dit tels mots ?

Aujourd’hui, je sais que ces décès m’ont profondément changée. Que cette histoire de vie traumatique m’a rendue résiliente. Que cette histoire de vie nous a rapproché au sein de la fratrie.  Malgré ma fragilité qui, à l’heure actuelle, se révèle et se réveille, je conçois tous ces évènements comme formateurs : c’est ce qu’on appelle la croissance post-traumatique.

J’ai beaucoup oscillé entre idéalisation et haine, incompréhension et regrets. Aujourd’hui, je tente de dépasser tout cela : je me rends compte des défauts de mes parents, de leurs manquements en termes d’éducation, de stabilité affective, mais aussi de leurs richesses. Mon frère Isaac a dit un jour : « Ce qui compte, ce n’est pas qu’ils nous aient laissé, c’est ce qu’ils nous ont laissé ». Oui, ils sont partis en nous laissant énormément de choses positives, et c’est de ça qu’il faut se saisir dans le présent.

Dans 6 mois, je serai diplômée psychologue, et je suis même une option sur le deuil et le suicide !  J’ai sublimé ma souffrance dans ces études, et ce futur métier : j’ai fait quelque chose de mes traumatismes. Serai-je capable de venir en aide aux personnes endeuillés par suicide ? Je l’ignore. Mais qu’importe !

Souvent, quand des personnes entendent mon histoire, elles me disent « Tu es incroyablement forte, je ne sais pas comment tu fais ». Je ne dis trop rien, mais en réalité, je pense que c’est justement tout ça qui fait ce que je suis aujourd’hui. Quelqu’un d’empathique, quelqu’un d’ouvert à l’altérité, à la souffrance d’autrui, quelqu’un de bienveillant.

Evidemment, mes parents font toujours partis de mon présent, et je dirais presque heureusement : je pense que l’une des choses les plus difficiles lorsque l’on perd quelqu’un (je ne sais pas si c’est spécifique au suicide ou non) est la peur que cette personne tombe dans l’oubli. Aujourd’hui, je veux faire vivre mes parents à travers les discours, à travers ce que je fais, ce que je suis et ce que je deviens ! Mon père m’a transmis le goût pour la musique (je chante et fais du piano), ma mère m’a transmis le goût pour l’art et la lecture.

Je parviens de plus en plus à prendre ce qu’ils m’ont laissé et à accepter ce qu’ils m’ont pris.

Perdre quelqu’un par suicide implique nécessairement de se remettre en question. De se replacer dans cet évènement : quelle place j’ai, quel rôle j’ai pris ?

Si vous, qui me lisez, avez récemment perdu un proche par suicide : Autorisez-vous le droit à l’ambivalence, à ces mouvements de haine et d’amour inconditionnel, de déni. Ce sont des mouvements « normaux » qui nécessitent d’être éprouvé pour aller de l’avant.

Quant à la culpabilité ? Il est normal et légitime de la ressentir. Mais il est de coutume de reconstruire des choses à postériori. Oui, c’est sûr, si on avait su, on aurait fait autrement. Justement, nous ne savions pas, nous ne mesurions pas. Alors nous ne pouvions pas.

Mes parents me manqueront toujours, les questions sans réponses seront toujours là,  mais j’aurai désormais en tête leurs manquements. Je me suis construite sans eux et avec eux.

La douleur est incommensurable. On ne peut pas vraiment y mettre de mot. Mais ce type de perte permet justement de se singulariser ; elle détruit, certes, mais elle forge.

Nous, les proches endeuillés par suicide, avons une expérience de la vie et de la mort différentes des autres. A la fois, la vie nous paraît précieuse et absurde ; à la fois, la mort nous paraît banale et effrayante.

Après la période de « deuil » à proprement parler, où le chaos émotionnel tient son règne, vient le temps de l’élaboration et de l’espoir : ce n’est pas parce que notre proche s’est suicidé que notre vie s’arrête, bien au contraire : c’est ce décès qui peut nous montrer à quel point la vie est précieuse, fragile, unique, à quel point il faut la vivre.

Je  finirai pas dire, influencée certes par mes cours, mais surtout par mon expérience personnelle : la prise en charge de personnes suicidaires est terriblement alarmante.

Ma mère avait clairement des comportements et des idées suicidaires ; son plan était certainement établi depuis longtemps. Elle a vu des médecins généralistes, des psychiatres probablement, des alcoologues : pour autant, aucun d’entre eux n’a donné d’alerte.

Quant à mon père, il n’a à ma connaissance pas vu de professionnels de santé pour l’aider. Mais cela pose la question de la prévention, et aussi de l’accompagnement après la perte de quelqu’un par suicide.

Il n’a pas été accompagné dans le deuil de son ex-femme, nous n’avons pas été accompagné dans le deuil de notre mère, ni de notre père (seulement un entretien à l’hôpital).

C’est pourquoi vous, qui lisez cet écrit, avez une certaine connaissance des ressources à solliciter dans ce cas : faites-le. Appelez les structures ou les numéros qui vous semblent le mieux correspondre à votre souffrance et à vos besoins.