Le témoignage de Zoé
Alors qu’elle était encore enfant, Zoé a perdu son professeur qu’elle considérait comme son ami. Aujourd’hui à 24 ans, elle nous raconte son chemin du deuil.
J’étais une adolescente comme toutes les autres. J’avais 12 ans. J’étais une adolescente comme les autres, à la différence que j’étais extrêmement sensible et que je me sentais différente des autres alors on pourrait dire que beaucoup d’adolescents se sentent différents. Simplement, je ne le savais pas encore, mais je l’étais réellement parce que j’étais atteinte du syndrome d’Asperger, une forme d’autisme. En fait, je vais être pré-diagnostiquée à l’âge de 23 ans. Malgré moi, je faisais des choses où je disais des choses qui faisaient que les autres aussi me voyaient comme différente et de ce fait, j’étais exclue. Je n’avais pas beaucoup d’amis. Et en fait, l’un de mes professeurs l’a vu et m’a quelque sorte pris sous son aile. Ce qui me faisait énormément de bien parce que ce professeur en fait m’accordait une humanité, une bienveillance, une tolérance, une écoute. Et en fait, il est devenu un petit peu mon modèle, d’autant plus que personnellement, je vivais chez moi des problèmes familiaux, assez lourds donc ce soutien était d’autant plus important et d’autant plus précieux pour moi. Et en fait, ce professeur, je le suivais d’année en année, c’est-à-dire que le hasard a fait que je retrouvais toujours le même professeur.
Au final, on a noué une relation presque amicale. D’ailleurs, ce n’était pas rare pour moi parce qu’actuellement, j’ai encore des amis qui étaient en fait d’anciens professeurs. Ce qui s’est passé, c’est qu’un jour de vacances scolaires, je lui ai souhaité de bonnes vacances. Sauf qu’à la rentrée, je ne l’ai pas retrouvé. J’ai été surprise. Donc l’heure suivante, les élèves ont tous été regroupés en permanence et on nous a annoncé que le professeur était bel et bien mort. Mais on ne nous a pas expliqué ce qui s’était passé. On ne nous a rien dit de plus. Simplement, c’était étrange parce que suite à cette annonce, les professeurs et les surveillants ont effacé le problème comme s’il ne s’était rien passé. Les cours se sont enchaînés dans une espèce de bizarrerie. Et puis pour moi, avec un sentiment très étrange, parce que je ne sais pas comment vous expliquer, mais je devais savoir ce qui s’était passé, si c’était une maladie, si c’était un accident parce que c’était trop soudain.
Quelques jours plus tard, une professeure, la seule, nous a fait un discours en classe en disant que la façon dont il était décédé n’avait pas d’importance, qu’il fallait garder les bons souvenirs, etc. Et elle avait un sanglot dans la voix qui était terrible, une espèce de comme si elle retenait quelque chose d’affreux. Donc, cette professeure, c’est drôle parce qu’aujourd’hui, c’est une amie, on ne s’est plus jamais quitté. Ce jour-là, j’ai attendu que mes camarades sortent de la classe et je ne sais pas pourquoi je fais ça, mais visiblement, ça l’a touchée. J’ai simplement sorti un mouchoir de mon cartable et je lui ai tendu et elle a explosé en sanglots. En fait, je lui ai dit : « Je suis désolée, je sais que vous avez dit qu’il ne fallait pas en parler et qu’il ne fallait pas savoir ce qui s’était passé. Mais moi, j’en ai besoin, je dois savoir ». Mais en fait, cette professeure était une amie de cet homme et elle a fermé la porte derrière moi et elle m’a dit « il s’est suicidé » et là un choc énorme parce que personne ne s’y attendait, pas plus les élèves que les professeurs et après, j’ai compris pourquoi on n’en parlait pas, pourquoi c’était tabou. Parce que simplement, j’étais dans un établissement catholique, donc le suicide étant particulièrement mal vu. Ainsi, il n’y a pas eu de suivi. Il y a eu une simple commémoration.
De retour chez moi, je l’ai annoncé et puis tout de suite, y’a eu quelque chose de particulier, c’est-à-dire qu’alors dans ma famille, je ne savais pas, mais je sentais que je ne devais pas trop en parler. Je ne voulais pas qu’on s’inquiète, c’était trop grave en fait, mais moi, je pense que je ne voulais pas accepter ma propre douleur, ma propre souffrance, donc je n’en parlais pas. Et puis c’est étrange parce que je sentais que c’était un sujet tabou. Mais j’ai appris par la suite que ma grand-mère, que je n’ai pas connue, s’était suicidée.
C’est qu’au-delà de la culpabilité de n’avoir rien vu, même à mon âge, rien senti, même si sans doute, je n’aurais pas pu faire grand-chose, de ne rien avoir vu est une souffrance et de ce fait, ça m’a bloquée et aussi le fait de ne pas se sentir légitime dans son deuil. Je ne me suis pas sentie légitime par rapport à sa famille, par rapport à ses collègues, par rapport à ses amis, etc. Je me disais, je n’étais qu’une élève. Et peut-être que ce n’était pas normal d’avoir ce deuil-là aussi important. Et de ce fait-là, ça m’a bloquée dans mon processus de deuil, je pense. J’ai traîné ça pendant 10 ans.
À mon avis, un vrai processus de deuil commence le jour où on a accepté de faire ce deuil. On a accepté d’être légitime et en fait moi c’est arrivé parce que sur un groupe Facebook, j’ai partagé mon histoire en disant « voilà, je ne me sentais pas, je ne me sentais pas légitime, mais ça ne m’empêchait pas de souffrir ». C’était un groupe où des mères avaient perdu leurs enfants ou des conjoints avaient perdu leurs conjointes, etc. Et ces personnes-là ont été d’une bienveillance et d’une gentillesse exceptionnelle. Elles m’ont déculpabilisé face au fait que je n’arrivais pas à me sentir légitime et à ce moment-là, j’ai pu accepter que j’étais légitime de ressentir ce que j’étais en train de ressentir, de vivre ce que j’étais en train de vivre. Ce jour-là, j’ai fait le deuil d’un ami, d’un professeur, d’un modèle, mais également le deuil d’une naïveté enfantine, d’une innocence que j’avais. C’est aussi, pour moi à mon sens, un petit peu un deuil de moi-même que je devais faire et ensuite à partir de ce constat-là, à partir de cette acceptation, de cette douleur, j’ai pu entamer un travail notamment avec une sophrologue, une psychologue qui m’a proposé un travail qui me semblait absolument étrange qui était d’écrire une lettre. En fait, ce travail de la lettre a été très difficile à faire, mais cela a été très bénéfique et salvateur, car j’ai pu dire tout ce que je ressentais et ça m’a permis de comprendre que chez moi, il y avait un double deuil, c’est-à-dire non seulement le deuil de la personne, mais en plus le deuil de ma naïveté enfantine.
Et ce que je n’avais pas compris, c’est qu’on pouvait quelque part, mettre en hibernation un deuil. C’est-à-dire que moi, cette espèce d’hibernation de non-acceptation a duré 10 ans, c’est-à-dire qu’en réalité toute mon adolescence a été marquée par cet événement qui est terrible. Donc, je pense que c’est important d’en parler parce que presque tout de suite, on est choqué. On se sent complètement comme si on ne pouvait rien faire. Sauf qu’en réalité, il y a quelque chose qu’on peut faire, pas par rapport à ce proche, mais par rapport à nous-mêmes. C’est justement d’accepter cette situation et d’accepter de vivre, d’accepter de continuer, d’accepter notre douleur, d’accepter qu’elle soit là, d’accepter aussi d’oublier. C’est un petit peu fort, ce que je dis. J’étais jeune, j’étais un peu peut-être immature, parce que c’était une mort qui arrivait tellement soudainement et c’était l’une des rares personnes de ma vie qui avaient fait attention à moi jusque-là. Et moi, je m’étais mis en tête de ne rien oublier. Aucun détail du visage, aucun détail des paroles, etc. Mais bien sûr, c’est impossible. Le temps fait son affaire et on oublie un détail. Et ça, je m’en voulais énormément d’oublier un peu. Et je pense aussi qu’il y a un travail sur cette culpabilité, justement aussi de laisser la personne s’en aller et de garder auprès de nous les photos. On comprend que quand on est jeune, les gens que l’on apprécie sont immortels, on n’envisage pas la mort d’un proche ou d’un ami. Et soudainement, quand ça nous tombe dessus, c’est là qu’on comprend que ça peut arriver à tout le monde, à n’importe quel moment. Je dis depuis ce jour-là, j’ai 100 ans parce qu’effectivement, depuis ce jour-là, je suis plus la petite fille que j’étais. À cet âge-là, c’est-à-dire qu’on est trop vieux pour ne pas comprendre la souffrance. Et en même temps, on est trop jeune pour accepter et pour faire le deuil. On est vraiment dans une situation toute particulière et c’est vrai qu’il y a des personnes, malheureusement des enfants qui ont perdu un proche, un parent peut être de cette manière-là. Et donc, c’est important de souligner que voilà ces enfants-là, que ce soit un proche, un ami, peuvent être affectés de cette façon et que ce deuil-là n’est pas à prendre à la légère du tout.
Donc, j’ai fait ce travail, aujourd’hui ça va beaucoup mieux. Y a des jours cependant où c’est beaucoup plus difficile évidemment. Et ces jours-là, la seule chose qu’on doit faire, c’est de passer la journée en nous disant voilà « Jour après jour. Et puis après, la vie reprendra ». Mais c’est vrai que dans un premier temps, on doit apprendre à vivre un jour après l’autre et une semaine après l’autre, puis un mois après l’autre. Et moi, ce que j’ai fait pour mieux vivre ou vivre le moins mal possible ses journées anniversaire on va dire, c’est de prévoir ma journée, de me dire « à telle heure, je vais faire ça, alors je vais faire ça » et faire en sorte de ne pas être seule, de voir quelqu’un, peu importe un rendez-vous professionnel. Aujourd’hui, je peux parler de cette personne sans pleurer. C’est bien évidemment très dur, mais, mais il y a eu un chemin qui a été fait. J’ai été suivi par une psychologue et par une sophrologue et art thérapeute. Avec la psychologue, on a beaucoup parlé de ce problème de culpabilité, du fait que je ne me sentais pas légitime par rapport à la famille, par rapport aux amis. L’une des thérapeutes m’a présenté également des outils comme le carnet du deuil. En fait, ce sont des activités sur le processus de deuil et sur toutes les étapes. Et c’est vrai que c’est parce que c’est quelque chose que l’on peut faire tout seul, c’est à dire qu’on n’a pas la culpabilité de se dire « je vais rendre triste quelqu’un en lui disant combien moi ça ne va pas. Comment je souffre ? ». On n’a pas envie de faire porter le poids de cette souffrance à nos proches.
Ces professionnels nous apprennent à vivre le deuil différemment, à le vivre un peu mieux pour que ça soit au quotidien, un peu moins lourd à porter.
Et en fait, ils nous apprennent aussi que le chemin vient de nous, même si on ne le pense pas, même si on ne veut pas le voir, même si on ne veut pas le croire, on a en nous les clés qui vont nous permettre d’avancer et de vivre avec ça, le moins mal possible ou le mieux possible. Le message que je voudrais passer c’est que c’est important d’accepter de faire ce deuil-là, c’est aussi accéder à une certaine forme de paix, c’est à dire qu’on peut enfin penser à la personne sans pleurer et on peut accéder aux souvenirs heureux sans se dire « ah oui, mais c’était heureux, certes, mais la personne s’est suicidée » et en fait, parce que le suicide aussi, c’est un danger que l’on peut avoir parce qu’il entache tous les souvenirs que l’on peut avoir de la personne.
Simplement terminer sur cette note d’espoir de dire qu’on peut ne pas sentir, ne pas accepter, ne pas avoir conscience d’avoir cette force d’entamer ce deuil, que si vraiment, on ne l’accepte pas, que si vraiment on ne se sent pas la force, qu’il y a des personnes qui peuvent nous donner ce petit coup de pouce, que ça peut être n’importe qui, que ça peut être un professionnel, mais que ça peut être aussi des personnes, des groupes Facebook, etc.